8
Trudi a reçu une décharge de chevrotine en pleine tête, à moins d’un mètre de moi.
Ses cheveux sont passés du rouge cuivré au rouge sang, et elle s’est effondrée par terre, ses yeux grands ouverts rivés sur moi. Chuck, le barman, n’a été que légèrement blessé. Le buffet lui a servi de bouclier.
Éric s’était couché sur moi. Vu mon état et son poids, ce n’était pas franchement confortable. J’ai voulu le repousser, puis je me suis rendu compte que, s’il recevait une balle, il s’en tirerait probablement. Pas moi. J’ai donc accepté sans broncher cette protection très rapprochée pendant que carabines, fusils de chasse, pistolets et autres engins de mort mitraillaient la maison, encore et encore, sans interruption.
Après la première salve, j’ai instinctivement fermé les yeux (un réflexe. Et puis, le spectacle de la mort de Trudi m’avait suffi). L’explosion des vitres, les rugissements enragés des vampires, les hurlements de terreur des humains, leurs cris de douleur, les déflagrations, le sifflement et le crépitement des balles, le fracas des objets brisés... J’étais assaillie de bruits assourdissants, alors même que les vagues de rage meurtrière d’une vingtaine de cerveaux saturés d’adrénaline me submergeaient. Quand les choses se sont un peu calmées, j’ai rouvert les yeux et... croisé le regard d’Éric. Il m’a souri.
— Je savais bien que j’aurais le dessus un jour.
Mais, ma parole, il essayait de profiter de la situation !
— Tu cherches à me mettre en colère pour me faire oublier la trouille qui me noue les tripes, c’est ça ?
— Non. Simplement, je ne laisse jamais passer une bonne occasion quand elle se présente.
J’ai essayé de me dégager.
— Oh ! Continue comme ça. C’est divin !
— Éric, la fille à laquelle je parlais il n’y a pas cinq minutes gît à deux pas, avec la moitié de la tête arrachée.
— Sookie, ça fait des siècles que j’ai rendu mon dernier soupir, m’a-t-il répondu, enfin sérieux. Je suis habitué. Mais elle n’est pas encore tout à fait morte. Il reste en elle une minuscule étincelle. Veux-tu que je la ramène à la vie ?
Ça m’a tétanisée. Comment pouvait-on prendre une décision pareille ?
Mais j’ai à peine eu le temps de me poser la question qu’il déclarait :
— Trop tard.
Comme je le regardais fixement, glacée d’horreur, le silence est retombé d’un coup. Le premier son perceptible a été un sanglot étouffé, celui du petit ami de Farrell, qui comprimait à deux mains sa cuisse ensanglantée. À l’extérieur se sont bientôt élevés des crissements de pneus, des rugissements de moteurs lancés à plein régime, puis le vrombissement de véhicules filant dans la nuit à travers la paisible banlieue résidentielle. L’attaque était finie. J’avais du mal à respirer et à mettre de l’ordre dans mes idées. Pourtant, il y avait sûrement un tas de choses à faire, des dispositions à prendre, des gens à aider...
Soudain, des cris ont envahi la pièce, cris de douleur des survivants et cris de rage des vampires. Des coussins et des sièges capitonnés, crevés par des balles perdues, s’échappaient des plumes et des particules de mousse qui flottaient dans la pièce comme des flocons de neige. Il y avait des éclats de verre partout, et la chaleur de la nuit texane s’engouffrait dans la maison ouverte à tous les vents. La plupart des vampires s’étaient déjà relevés pour se lancer à la poursuite de leurs assaillants. Vélasquez était du nombre. Je l’avais vu partir.
— Aucune bonne excuse pour m’attarder davantage, a soupiré Éric avec un sourire en coin.
Il s’est redressé, puis a examiné sa tenue d’un œil critique.
— C’est une malédiction. Chaque fois que je m’approche de toi, ma chemise se retrouve dans un sale état.
— Oh, merde ! Mais c’est du sang ! Tu as été touché ! Bill ! Bill !
Je me suis agenouillée tant bien que mal. Mes cheveux défaits me cinglaient le visage tandis que je tournais la tête en tous sens, à la recherche de Bill. La dernière fois que je l’avais aperçu, il discutait avec une vampire à la longue chevelure noire qui m’avait fait penser à Blanche-Neige. Je l’ai repérée, étendue au pied d’une des fenêtres qu’une rafale avait littéralement pulvérisée. Le chambranle avait explosé, et l’ironie du sort avait voulu qu’un des fragments de bois, transformé en pieu, lui transperce le cœur. Bill n’était nulle part en vue, ni parmi les morts, ni parmi les vivants.
Pendant ce temps, Éric avait enlevé sa chemise et inspectait son épaule.
— La balle est encore dans la plaie, Sookie, m’a-t-il annoncé en serrant les dents. Aspire-la.
— Quoi ?
Je le fixais, bouche bée.
— Si tu ne la retires pas, la blessure va se refermer et elle restera à l’intérieur. Si tu es si délicate, va donc chercher un couteau !
— Mais je ne peux pas faire une chose pareille ! me suis-je écriée en portant la main à mes lèvres.
J’emportais toujours un canif avec moi, mais je n’avais pas la moindre idée de ce que j’avais fait de mon sac.
— J’ai pris cette balle à ta place, alors tu peux bien me l’enlever, non ? Ne me dis pas que tu as peur ! Tu n’es pas lâche.
Je me suis forcée à recouvrer mon calme. J’ai ramassé sa chemise, qu’il avait jetée sur la moquette jonchée de débris, et je l’ai roulée en boule pour tamponner la plaie. Le saignement s’est progressivement tari, et en scrutant la chair meurtrie, j’ai aperçu la balle. Si j’avais eu les ongles longs de Trudi, j’aurais pu l’attraper, mais les miens étaient trop courts. J’ai soupiré. Je n’avais pas vraiment le choix.
Je me suis penchée sur l’épaule d’Éric. Il a poussé un long gémissement tandis que, les lèvres collées à la plaie, j’aspirais de toutes mes forces. Finalement, j’ai senti un truc métallique m’arriver dans la bouche. Étant donné le piteux état de la moquette, je ne me suis pas gênée pour recracher la balle par terre, avec tout le sang que j’avais aspiré par la même occasion (une partie, du moins. J’en avais inévitablement avalé un peu au cours de la manœuvre). La technique d’Éric avait marché. Déjà, la blessure se refermait.
— Cette odeur de sang frais... Ça embaume dans toute la maison ! a murmuré Éric.
— Eh bien ! me suis-je exclamée en relevant la tête. C’est le truc le plus dég...
— Et tes lèvres en sont pleines, a-t-il ajouté en me prenant le visage à deux mains pour m’embrasser.
C’est dur de résister quand un maître de l’art vous fait une petite démonstration. Et j’en aurais sans doute mieux profité si je n’avais pas été aussi inquiète pour Bill. Frôler la mort produit souvent cet effet-là : vous avez besoin de vous prouver que vous êtes toujours vivant, par n’importe quel contact avec un autre être humain. Quoique les vampires ne soient plus vivants, ils réagissent comme nous à cette situation. Sans compter qu’Éric avait été passablement excité par tout ce sang versé dont la pièce semblait imprégnée.
Mais je me faisais vraiment du souci pour Bill, et j’avais été secouée par la violence de l’attaque. Après un long moment, pendant lequel j’ai miraculeusement réussi à oublier le carnage autour de moi, je me suis donc écartée. Les lèvres d’Éric étaient désormais pleines de sang. Il les a léchées avec délectation.
— Va chercher Bill, m’a-t-il finalement lancé d’une voix rauque.
J’ai jeté un dernier coup d’œil à son épaule. La plaie était déjà presque cicatrisée. J’ai ramassé la balle sur la moquette et je l’ai enveloppée, encore toute collante de sang, dans un lambeau de la chemise d’Éric. Sur le coup, ça m’a paru une bonne idée : comme ça, je garderais un petit souvenir. C’est à se demander ce que j’avais dans le crâne à ce moment-là ! Les blessés et les morts jonchaient toujours le sol, mais la plupart des survivants étaient déjà entre les mains d’autres humains ou des deux ou trois vampires qui n’étaient pas partis sur les traces des assassins de la Confrérie. Des sirènes résonnaient au loin.
La porte d’entrée était criblée de trous et d’impacts de balles. Je me suis plaquée contre le mur avant de l’ouvrir, au cas où un dernier tireur embusqué se serait attardé dans le jardin. Comme il ne se passait rien, j’ai jeté un coup d’œil à l’extérieur.
— Bill ? Bill, tu es là ?
Au même instant, il est apparu au bout de l’allée. Il courait souplement, la démarche féline et le visage tout empourpré.
— Bill !
Tout à coup, je me suis sentie vieille, moche et hargneuse. Une horreur nauséeuse venait de me nouer l’estomac.
Il s’est arrêté net.
— Ils nous ont tiré dessus et plusieurs d’entre nous y sont restés, s’est-il aussitôt défendu.
Ses canines dégoulinaient de sang, et il rayonnait.
— Tu viens de tuer quelqu’un.
— Légitime défense.
— Moi, j’appelle ça «assouvir sa vengeance ».
Dans mon esprit, il y avait une nette différence.
Ça n’a pas eu l’air de l’émouvoir outre mesure.
— Tu n’as même pas cherché à savoir si j’étais morte avant d’y aller !
Qui a bu boira ; chassez le surnaturel, il revient au galop ; on n’apprend pas à un vieux singe à faire la grimace... Tous les avertissements dont on m’avait bombardée depuis le début de ma relation avec Bill me revenaient en mémoire, avec l’accent de ma Louisiane natale.
J’ai tourné les talons. Je suis retournée dans la maison, enjambant taches de sang, chaises renversées, éclats de verre, fragments de meubles ou d’objets non identifiés, traversant cette scène de barbarie et de chaos comme si je voyais ça tous les jours. Il y a certains trucs que je n’ai pas enregistrés sur le coup, mais qui devaient surgir de mon cerveau sans crier gare la semaine suivante – le gros plan d’un crâne en bouillie, par exemple, ou un jet de sang jaillissant d’une artère sectionnée.
Retrouver mon sac, c’était tout ce qui m’importait. J’ai fini par mettre la main dessus. Pendant que Bill s’activait auprès des blessés pour éviter d’avoir à me parler, je suis sortie de cette fichue baraque, je suis montée dans la voiture de location et, malgré ma peur, ma rage, mon angoisse et ma déception, j’ai mis le contact et j’ai démarré. Rester dans cette maison en ruine, pour moi, c’était encore pire que d’affronter la circulation de la capitale texane. Au moment précis où je tournais le coin de la rue, la police a débarqué.
Après avoir passé plusieurs pâtés de maisons, je me suis garée et j’ai fouillé dans la boîte à gants pour en sortir le plan de la ville. Cela m’a pris deux fois plus de temps que ça n’aurait dû, étant donné mon état de confusion, mais j’ai réussi à repérer l’aéroport.
Je m’y suis rendue directement. J’ai suivi les pancartes « Location de voitures » et j’ai abouti à un parking où je me suis garée. J’ai laissé les clés à l’intérieur de la voiture, puis je me suis dirigée vers le hall d’accueil qui m’avait tellement impressionnée deux jours auparavant. J’ai acheté un billet pour le premier vol à direction de Shreveport. Par chance, il partait moins d’une heure plus tard. J’ai remercié le Ciel d’avoir pensé à prendre ma carte de crédit.
Comme je n’avais jamais eu besoin de m’en servir avant, j’ai mis un petit moment à comprendre comment fonctionnait la cabine téléphonique. J’ai eu la chance de tomber sur Jason du premier coup. Il m’a promis de venir me chercher à ma descente d’avion.
J’étais rentrée chez moi et dans mon lit au petit matin.
Ce n’est que le lendemain que j’ai commencé à pleurer.